L’héritage de Jules Haag (1882-1953), de l’institut de chronométrie à Supmicrotech ENSMM

Bernard Dulmet

Le nom de Jules Haag (figure 1) est sans nul doute connu de tous les Bisontins en raison du lycée et de la rue éponymes. Il fut, avant tout, un universitaire talentueux. Né en 1882 à Flirey, petite commune de Meurthe-et-Moselle, il entre à l’École normale supérieure et obtient dans la foulée l’agrégation de mathématiques en 1906, bientôt suivie en 1910 d’un doctorat dans la même discipline. Il devient rapidement maître de conférences en mécanique céleste à l’université de Clermont-Ferrand, où il enseigne la mécanique rationnelle, qui est celle des systèmes de solides indéformables soumis à divers types de liaisons entre eux. La dynamique des systèmes reste son domaine de prédilection après la Guerre.

Figure 1 : photographie de Jules Haag (1882-1953). Reproduction Région Bourgogne-Franche-Comté, Inventaire du patrimoine, 2012, 20122500715NUC2A. Yves Sancey.

En 1927, il prend la direction de l’institut de chronométrie et de mécanique horlogère de Besançon, tout en occupant une chaire de mathématiques à l’université. L’institut de chronométrie est lui-même issu du laboratoire de chronométrie de l’université, fondé en 1902 à la faculté des sciences de Besançon et qui partage ses enseignements pratiques avec lécole nationale d’horlogerie. Son directeur, Jules Andrade, a dès l’origine présidé à la formation de quelques ingénieurs au fil des ans. Hébergé en 1931 dans le bâtiment de la toute nouvelle école nationale d’horlogerie et de mécanique de précision (figure 2), actuellement lycée Jules Haag, l’institut est bel et bien universitaire (figure 3). À ce titre, il remplit une double fonction de recherche et de pédagogie.

Figure 2 : l’école nationale d’horlogerie et de mécanique de précision. Archives départementales du Doubs, 68J1. L. Besançon.

J. Haag y poursuit ses travaux de recherche et s’attache à résoudre les équations différentielles non-linéaires régissant les systèmes oscillants. Il en étudie de nombreuses applications et l’influence de nombreux facteurs de perturbation. C‘est ainsi qu’il propose des solutions aux problèmes posés par le frottement des pendules, la stabilité de la bicyclette ou la dynamique des systèmes d’échappement horlogers, dans le but d’améliorer la synchronisation des instruments d’astronomie.

Les élèves de l’institut de chronométrie sont admis par un concours pratiquant une sévère sélection et complètent leur formation par des cours, assurés par J. Haag et d’autres professeurs de l’université, où la théorie occupe une large place : mécanique théorique, mathématiques, physique… La chronométrie y est étudiée dans son acception la plus large de « science de la mesure du temps », au-delà des techniques propres à l’horlogerie, même si son importance économique à Besançon est largement prise en considération. En 1934, le diplôme est habilité pour la première fois par la commission des titres d’ingénieurs (CTI), chargée d’évaluer toutes les écoles d’ingénieurs françaises.

Figure 3 : porte d’entrée avec mention “Institut de chronométrie, Université de Besançon”. Archives départementales du Doubs, 68J1. L. Besançon.

Une des premières actions de J. Haag consiste à s’associer avec René Baillaud (1885-1977), directeur de l’observatoire, et Louis Trincano (1880-1945), directeur de l’école d’horlogerie. Ensemble, ils créent en 1931 la société chronométrique de France1, qui publiera les Annales françaises de chronométrie jusqu’en 2013. Reconnue d’utilité publique en 1959, et aujourd’hui nommée société française des microtechniques et de chronométrie(SFMC), elle s’investit dans l’organisation d’évènements liés à l’horlogerie (« les 24h du temps », créés en 2015 à l’initiative de France Bleu Besançon) et de colloques scientifiques. Ainsi, en collaboration avec la fondation suisse pour la recherche en microtechniques (FSRM), la SFMC a créé en 1987 le Forum européen temps-fréquence (EFTF – European Frequency and Time Forum), qui est un congrès international majeur dans le domaine de la mesure du temps et de ses applications.

En 1941, J. Haag pressent que l’électronique va jouer un rôle important dans les dispositifs chronométriques et, dans cet objectif, recrute le brillant Pierre Mesnage (1910-2001), qui cumule deux admissions en tant que second à Polytechnique et premier à l’École normale supérieure. Ce dernier enseigne la physique et l’électronique. Si les propriétés piézoélectriques du quartz et leur application à la synchronisation des horloges et à la métrologie du temps étaient déjà enseignées avant 1950 à l’institut2, P. Mesnage développe la voie du couplage mécanique et électricité-électronique, et pose les fondements du domaine microtechnique. Il bénéficie ainsi d’une grande notoriété dans le domaine des horloges à quartz. En 1953, au décès de J. Haag, il lui succède à la direction de l’institut de chronométrie. En 1961, il fait évoluer le statut de cet institut, qui accède au rang d’école nationale supérieure de chronométrie et micromécanique, intégrée au sein du réseau des écoles nationales supérieures d’ingénieurs (ENSI). L’ENSCM est alors une unité d’enseignement et de recherche dérogatoire de l’université de Franche-Comté, au même titre que les IUT. Le terme de « microtechnique » apparaît en 1972 dans le dictionnaire Larousse.

En 1980, l’école prend son indépendance en même temps que le nom d’ENSMM, école nationale supérieure de mécanique et des microtechniques. Sept ans plus tard, elle obtient le statut d’ECPA (établissement public à caractère administratif). Hébergée depuis 1964 dans une aile de la toute nouvelle faculté des sciences, route de Gray, l’école investit ses nouveaux locaux en 1996 (figure 4). En 2018, l’école change de statut pour celui d’EPCSCP (établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel). Devenue en 2022 la marque Supmicrotech ENSMM, l’école, qui a accédé aux responsabilités et compétences élargies (RCE), délivre 250 diplômes d’ingénieur par an.

Figure 4 : les bâtiments de ENSMM, en 2012. SUPMICROTECH ENSMM. P1bert.

L’héritage de J. Haag perdure. La renommée de ce chercheur, homme d’une grande ouverture d’esprit, est parfaitement méritée. Lui qui a consacré sa vie à l’étude de la chronométrie dans ses implémentations les plus mécaniques, les mouvements des astres et les instruments d’horlogerie, avait pressenti que la physique prendrait rapidement le relais de la maîtrise du temps, situation plus que jamais renforcée de nos jours. Dans l’après-guerre, la science s’est spécialisée et sans cesse ramifiée. Dès les années 1950, Jules Haag a su allier une large culture scientifique, un grand sens de l’intérêt général, et une clairvoyance sans faille pour anticiper les bouleversements à venir de la chronométrie, ouvrant la voie de la recherche et de l’innovation.

Notes :
1 – Sonia Clairemidi,  La Société chronométrique de France, dite Société française des microtechniques et de chronométrie, in : Pratique et mesure du temps. Actes du 129e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Le temps, Besançon, 2004, Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2011, 129-5, p. 19-22 [en ligne sur Persée : https://www.persee.fr/doc/acths_1764-7355_2011_act_129_5_1889#:~:text=Cr%C3%A9%C3%A9e%20en%201931%2C%20reconnue%20d%E2%80%99utilit%C3%A9%20publique%20en%201959%2C,vers%20les%20techniques%20d%E2%80%99avant-garde%20%28horloges%20atomiques%2C%20synchronisati]. 2 – Rémi Brendel, « L’évolution des enseignements à l’École nationale supérieure de mécanique et des microtechniques », dans De l’horlogerie aux microtechniques, 1965-1975, Denis Maillat et Evelyne Ternant (dir.), Besançon, Conseil général du Doubs, 1996.
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