Le mai 1968 bisontin est paradoxalement moins connu, y compris des universitaires1, que les deux grandes luttes ouvrières qui l’encadrent : la grève de la Rhodiaceta de février-mars 1967 et le conflit Lip des années 1973-1976. Pourtant, l’université de Besançon a intensément participé à cet événement fondateur.
Avant d’évoquer mai, il faut remonter quelques semaines en arrière. En février, comme à Nanterre, une intense activité militante se déploie à la résidence universitaire de la Bouloie. À cette époque où la majorité est à 21 ans, le CROUS observe une stricte séparation entre les filles et les garçons. Le 13, l’AERUB (Association des étudiants en résidence universitaire à la Bouloie, affiliée à l’AGEB-UNEF), appelle « les résidentes à occuper les “G” et les résidents à occuper les “F” ». L’Est Républicain du 15 insiste sur le côté bon enfant de la chose. Cela n’empêche pas le CROUS de lancer des procédures disciplinaires. Le 26 mars, 150 étudiants entrent dans les locaux, forcent la porte du bureau du directeur et brûlent des dossiers disciplinaires. Fin avril, l’administration dépose plainte contre six « meneurs » de l’AGEB pour cette intrusion. Le conseil de discipline de l’université est également saisi par le recteur, sur demande du ministère.
Article « Contre la ségrégation des genres, Les dortoirs des filles de La Bouloie, envahis sans incident », article de L’Est républicain, 15 février 1968. Collection particulière.
L’AGEB appelle alors à manifester le 2 mai, devant le rectorat, puis le 3, avec les syndicats de salariés. Ce jour-là, la Sorbonne est évacuée. L’AGEB appelle à une grève à partir du 6. Un rassemblement dans la cour de la faculté des lettres regroupe à 18h30 300 personnes, qui se rendent ensuite en manifestation au rectorat.
Alors que le bureau national du SNESUP lance un mot d’ordre de grève illimitée, la section bisontine décide d’une grève de seulement huit jours. À partir du 7 mai, le mouvement prend de l’ampleur. Le 9, une assemblée générale se tient toute la journée à l’amphi Donzelot. Le soir, des contre-manifestants sont rassemblés place Granvelle. Un face-à-face tendu, filmé par l’ORTF, se produit avec les grévistes, bien plus nombreux, qui scandent ironiquement « Nous sommes un groupuscule ». Le vendredi 10, une autre manifestation est prévue avec rassemblement à 18h dans la cour de la faculté. À Paris, c’est le soir de la première nuit des barricades dans le quartier latin.
Sit-in devant la préfecture, 6 mai 1968. Collection particulière, Jean-Pierre Guinard.
Le 13, la jonction tant espérée entre étudiants et travailleurs se produit enfin. La faculté des lettres est occupée à partir de 8h le lendemain. Le 16, il fait beau et les étudiants occupent la pelouse de la cour de la fac, ces « sacro-saintes pelouses » dit l’Est républicain. Ils « piétinent les rosiers » dit Aimé Guedj dans son récit publié dans La Pensée2. Un vote a lieu : report ou boycott des examens ? Le boycott des sessions de juin et octobre 1968 l’emporte, classant Besançon parmi les facultés les plus radicales. Les étudiants créent des commissions (examens, enseignements, pédagogie, modes d’action). En sciences, tous les cours sont supprimés.
Amphi Donzelot, Faculté des Lettres, le 11 mai 1968. Collection particulière, Jean-Pierre Guinard.
Le 16 mai, le couple Miller, pro-chinois (ou maoïste comme on ne le dit pas encore), entre dans le mouvement. Judith, fille de Jacques Lacan (1901-1981), est assistante dans le département de philosophie3. Jacques-Alain, son mari, également assistant en philosophie, est un pur produit de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm. Il devient un acteur majeur du mouvement à Besançon en créant le comité d’action4.
Peu à peu, une certaine routine de l’occupation s’installe5. Le ravitaillement est assuré par le bar de l’U voisin. Sur la pelouse se tient un forum permanent. Un stand de livres marxistes est installé dans la salle 06 (actuelle scolarité de langues). L’amphi Donzelot, lieu des AG, est surnommé la bouilloire car cela bouillonne en permanence tandis que l’amphi Cloché, rebaptisé « Centre théorique marxiste », est la théière, car c’est là que les idées infusent. Et les toilettes sont dénommées « le SNE-sup » !
Le 17 mai, le collège de droit, dont les locaux sont situés place Granvelle, dans le bâtiment occupé aujourd’hui par France Bleu Besançon, se réunit à l’amphi Donzelot. Étudiants et professeurs se proclament faculté, décident de se libérer de la tutelle de Dijon et votent la grève générale illimitée. La grève se poursuit aussi en sciences.
La grève dans les entreprises et les services se généralise. La Rhodiaceta est occupée. Quelques ouvriers viennent à l’AG permanente et un comité de liaison est créé pour formaliser les relations entre eux et les étudiants. C’est la ruée sur les stations essence, les banques et les magasins d’alimentation. On stocke du sucre, des pâtes. Le drapeau rouge, bientôt rejoint par le drapeau noir, flotte au fronton de la fac. Le 20 mai, l’école des beaux-arts de Besançon décide d’une grève illimitée avec occupation des locaux. Le 23, la sécurité sociale est fermée, les employés de la mairie sont totalement en grève et le ramassage des ordures ne se fait plus, le téléphone ne fonctionne plus (sauf là où c’est automatisé).
Accrochage du drapeau rouge au-dessus du porche de la Faculté des Lettres, 13 mai 1968. Collection particulière, Jean-Pierre Guinard.
À l’Arsenal, les enseignants et les étudiants décident de s’instaurer en faculté mixte de médecine et de pharmacie et occupent les locaux. Quelques années plus tôt, pour permettre la transformation de l’école de médecine et de pharmacie en faculté, Besançon a dû accepter de se séparer de la pharmacie et cela doit être effectif à la rentrée 68.
Le 27 mai est une journée chargée. Dans l’après-midi, 5 000 personnes se rassemblent place du 8 septembre. Plusieurs orateurs se succèdent. Le dernier, un représentant de la CGT, est sifflé copieusement par une partie de la foule lorsqu’il conclut sur la nécessité pour le mouvement étudiant, de se désolidariser « des éléments irresponsables et provocateurs ». Un groupe de personnes déborde alors le service d’ordre pour manifester jusqu’à la préfecture où ils défoncent une partie de la porte. La confrontation avec la police est évitée car les manifestants refluent vers la faculté des Lettres en apprenant qu’il y aurait le feu. En réalité, c’est un stratagème trouvé par le préfet. Celui-ci a demandé au secrétaire général Rouquairol de créer une diversion en allumant un feu de pneus dans la cave sous l’amphithéâtre Donzelot.
Le soir, lors d’une réunion du comité d’action à l’amphi Donzelot, le leader étudiant Bernard Lhomme décède brusquement d’une crise cardiaque, alors qu’il est sur l’estrade, en train d’expliquer comment il a fait débrayer des ouvriers de Baume-les-Dames le matin même6. Âgé de 24 ans, membre de l’AERUB, de l’AGEB et du comité d’action, il était étudiant en droit. Il souffrait de problèmes cardiaques et avait déjà été opéré. L’amphithéâtre Donzelot est rebaptisé « Amphi Lhomme ». Les drapeaux rouge et noir sont mis en berne. Toutes les commissions en lettres et en droit suspendent leurs travaux. Une chapelle ardente est dressée dans le couloir de l’administration de la faculté, le cercueil est recouvert du drapeau rouge. Le cortège funèbre passe dans la rue Mégevand dans le plus profond recueillement.
Bernard Lhomme, leader du mouvement, membre de l’AERUB, de l’AGEB et du comité d’action. Cet étudiant en droit de 24 ans décède d’une crise cardiaque, le 27 mai 1968, sur l’estrade, dans une réunion du comité d’action à l’amphi Donzelot à la faculté des lettres, qui est rebaptisé Amphi Lhomme. Collection particulière.
Le jeudi 30 mai, le général De Gaulle, après son escapade chez le général Massu, s’adresse à la nation. Dans la soirée, des voitures tournent au centre-ville en klaxonnant « Algérie française » (1-2-3 1-2). Un peu avant 23h, un militant CFDT de la Rhodiaceta quitte l’amphi Donzelot. Sur le parking Granvelle, il voit deux hommes, armés de fusils de chasse qui crient « Vive De Gaulle ! » et lui tirent dessus.
Le 31 mai est une autre journée chargée. Vers 18h, entre 3 000 et 5 000 personnes manifestent, derrière une immense bannière tricolore, en soutien au président. Vers 20h, rue de la République, des échauffourées éclatent entre manifestants de droite et contre-manifestants de gauche. Les pompiers sont appelés pour rétablir l’ordre. Il s’agit d’une autre ruse car il n’y a pas de feu. L’initiative reviendrait, cette fois, à Raymond Tourrain, responsable gaulliste local et futur député du Doubs. Les pompiers brisent les rangs des contre-manifestants, les gaullistes chargent et les gauchistes se replient sur la faculté des lettres.
Vers 21h, une barricade est érigée rue Mégevand. Un groupe de gaullistes commence à se rassembler de l’autre côté. Le maire, Jean Minjoz, et le doyen Pierre Lévêque viennent pour parlementer avec les étudiants, sans succès. Les premiers jets de projectiles commencent. Les CRS surviennent et l’émeute est stoppée très rapidement. La barricade est déblayée et les drapeaux rouge et noir arrachés. Samedi 1er juin, une marche silencieuse a lieu pour « dire au non aux fauteurs de troubles qui, à Besançon, tirent sur les ouvriers et étudiants en lutte ».
La barricade de la rue Mégevand, 31 mai 1968. Collection particulière, Jean-Pierre Guinard.
À partir du lundi 4 juin, la reprise du travail s’amorce mais, à Besançon, les trois plus grosses entreprises, Kelton, l’usine des Compteurs et, bien sûr, Rhodiaceta, demeurent des foyers de grève importants. Après de violents affrontements avec les CRS, les 10 et 11 juin, un lycéen trouve la mort à Flins et deux ouvriers sont tués à Sochaux. Toutes les manifestations sont interdites par De Gaulle. La CGT appelle ses militants à débrayer une heure mais à ne pas prendre part aux manifestations. À Besançon, le 12, une manifestation a lieu tout de même, à l’appel de la CFDT et de l’AGEB.
En lettres, un comité provisoire de gestion (CPG) se met en place. Le 12 juin, le comité d’action l’accuse d’être seulement l’émanation des syndicats enseignants et appelle au boycott des élections. Le 13 juin, les bureaux de vote sont ouverts au second étage de la fac pendant que l’AG appelée par le comité d’action siège à Donzelot. Le 18, une AG des grévistes, appelée par l’AGEB, prend la décision de ne pas reconnaître le CPG. Elle appelle aussi à un rassemblement à 18h30 place Saint-Pierre. Bravant l’interdiction proclamée par le chef de l’État, la manifestation de 300 personnes prend la rue des Granges, la place du Marché, la Grande Rue, jusqu’à la faculté. Les slogans, fustigeant la « répression patronale et politique », clament « Nous sommes interdits, le combat continue » et demandent la majorité à 18 ans. Le CPG gère la fac et organise un grand nettoyage. Les locaux ferment le 11 juillet pour laisser la place aux cours d’été du CLA.
En sciences, où le doyen Jacquemain a été déchu par les étudiants, les discussions portent sur les structures à mettre en place. En médecine et en droit, les examens ont lieu en septembre. À la rentrée, une nouvelle faculté de droit voit le jour. De même, la pharmacie est maintenue à la faculté de médecine. Sur le plan strictement universitaire, ces deux composantes, droit et médecine, sont les grandes bénéficiaires du mai 1968 bisontin, sans oublier la présidence. Votée à la fin de l’année en réponse aux événements de mai, première réforme d’ampleur de l’université française depuis 1896, la loi Faure instaure des présidents ou présidentes élus.