La « Raclée solennelle » de l’université, 13 novembre 1967

François Lassus

La rentrée solennelle de l’université est l’occasion de marquer le début de l’année de cours, de faire se rencontrer les enseignants, de recevoir les docteurs honoris causa. À une époque où le faste est une affirmation de l’importance de l’institution, le défilé en toges des professeurs est l’expression première de cet événement.

Le rassemblement de tous les enseignants de l’université (les professeurs sur l’estrade, les autres dans le public avec les nombreux invités) nécessite un espace plus important qu’un simple amphithéâtre : le théâtre municipal, situé face au porche de la faculté des lettres, est un lieu plus solennel.

Départ du cortège des professeurs en toge universitaire. Bibliothèque municipale de Besançon, Ph31332. Bernard Faille.

La rentrée de 1967, le 13 novembre, ne semble pas devoir différer de l’ordinaire ; mais l’annonce de la présence du ministre de l’Éducation, Alain Peyrefitte, entraîne celle des deux ministres franc-comtois de l’époque : Edgar Faure, qui annule au dernier moment (son fauteuil reste vide au théâtre) et Jean-Marcel Jeanneney. Ils siègent aux côtés du recteur Jean Gay et de Félix Ponteil, un ancien recteur invité.

Huée des étudiants manifestant au passage du cortège. Bibliothèque municipale de Besançon, Ph31331. Bernard Faille.

Cet afflux de dignitaires attire aussi les étudiants, qui ne sont pourtant pas conviés. Un petit groupe de manifestants se réunit tout d’abord dans la cour de la faculté. Puis, c’est un ensemble plus fourni qui occupe le trottoir face au théâtre, saluant au passage le cortège des enseignants qui traverse la rue Mégevand. Leurs pancartes portant pour slogans : « des bourses », « non au travail au noir ! » nourrissent l’inquiétude des autorités. Le préfet fait appel à la police, qui « éloigne » les manifestants au moment où le cortège finit de traverser la rue. Plusieurs enseignants sans toge se joignent aux étudiants pour marquer leur désaveu. Les photos conservées ne laissent aucun doute sur la violence des forces de l’ordre vis-à-vis des étudiants : si Bernard Faille, le photographe de L’Est Républicain, couvre les différentes étapes, de l’entrée à la sortie, et dans le théâtre lui-même, ses clichés ne témoignent pas de la brutalité des agents, à l’inverse de ceux des photographes amateurs sur place ce jour-là.

Le cortège se dirige vers le théâtre Ledoux, conduit par le doyen Pierre Lévêque. Bibliothèque municipale de Besançon, Ph31331. Bernard Faille.

À l’intérieur, cérémonie de la rentrée solennelle. Sur scène, les ministres, le recteur et les professeurs en toge. Edgar Faure s’est décommandé, son fauteuil est vide. Bibliothèque municipale de Besançon, Ph31349. Bernard Faille.

À l’issue de la cérémonie, la police crée un “couloir de sécurité” pour permettre aux autorités de rejoindre les locaux de la faculté des lettres… Mais le bouche-à-oreille a fonctionné dans la ville et les manifestants sont déjà plus d’une cinquantaine ; plusieurs centaines retrouvent ensuite la manifestation syndicale, place du Huit-Septembre, organisée en raison de la présence des ministres. Le doyen Lévêque, en quittant le théâtre, rejoint rapidement la faculté par la grande porte, en ressort par celle du cloître, traverse la foule et se présente devant le barrage. Là, au premier rang des manifestants et face aux policiers, il interpelle le préfet en l’engageant à libérer la rue, assurant que les étudiants ne lui feront pas de mal. Le repas officiel est annulé, ou du moins repoussé hors de « la Boucle » et des manifestants.

À l’extérieur, on entend les cris des manifestants. Bibliothèque municipale de Besançon, Ph31340. Bernard Faille.

Les forces de l’ordre frappent les manifestants. Collection particulière.

Les coups pleuvent sur les manifestants. Collection particulière.

C’est le Canard enchaîné qui titre en 1967 la « raclée solennelle de l’université ». Les journaux étudiants reprochent à la presse officielle d’avoir « minimisé les incidents ».

Article “La raclée solennelle des facultés à Besançon : comment Peyrefitte s’est rendu maître de l’université”, paru dans Le canard enchaîné, le 22 novembre 1967. Collection particulière.

74 professeurs signent une protestation, avec « prière d’insérer », que l’on trouve dans L’Est Républicain : « Les professeurs de la faculté des lettres […] font remarquer que la police a attaqué les étudiants qui manifestaient dans le calme et que le “désordre” a cessé dès que l’ordre eut été donné à la police de se retirer. »

Article “74 professeurs de la faculté des lettres de Besançon protestent contre l’intervention de la police lors des manifestations de lundi”, paru dans l’Est Républicain, novembre 1967.

La menace de fermeture du bar étudiant installé dans les caves du 18 de la rue Chifflet (où étudiants et professeurs se rencontrent lors de soirées amicales), à la suite à des récriminations du général installé dans l’immeuble en face, qui se plaint du bruit, entraîne cette réaction prémonitoire dans Prométhée, le journal de l’amicale des étudiants en histoire1 : « Et pourtant, mon général, vous qui avez l’oreille si fine pour détecter les joyeux refrains des étudiants qui explosent d’être jeunes dans votre monde figé dans tous les azimuts, ne craignez-vous pas que le jour se lève où vos rêves seront interrompus par une autre musique ? Nous voulons ce jour, mon général, et nous le baptiserons Révolution. Alors, mon général, vous aurez fini de dormir. ». Mai 1968 n’est pas un orage né dans un ciel serein …

Pour la faculté des lettres, mai 1968 s’achèvera par la pose de barreaux sur les fenêtres du rez-de-chaussée de la rue Mégevand, barreaux assortis à d’autres dans la rue. Et il n’y aura plus de rentrée solennelle à l’université avant les années 1980.

Notes :
1 – Prométhée, n° 2, mars 1968.
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