Édouard Droz et l’enseignement supérieur pour tous : un professeur de socialisme pour les ouvriers

Damienne Bonnamy

Aux derniers jours de 1899, le 26 décembre, naît à Besançon « L’Enseignement supérieur pour tous », dénomination officielle de l’Université populaire (UP). En pleine affaire Dreyfus, l’homme, qui désormais vote, se doit désormais d’être instruit, et c’est un avocat, Georges Bever, qui lance cette association. Édouard Droz (1855-1923), professeur à la faculté des lettres, en prend la présidence, avec la très haute ambition de former la classe ouvrière appelée, selon le projet socialiste, à gouverner.

Photographie d’Édouard Droz (1855-1923). Bibliothèque municipale de Besançon, EST.FC.1743-Droz.

Dans son roman Au Petit-Battant, le ferblantier Jacques Valentin convertit les intellectuels au socialisme :

À cette occasion [l’affaire Dreyfus], il se lia avec quelques-uns de ceux qui furent alors baptisés les intellectuels et de concert avec eux il prépara la fondation de l’Université populaire, qui devait s’ouvrir au commencement de l’année suivante. Avec son esprit vif, son cœur généreux, sa soif de justice, sa volonté énergique, il leur apparut comme le vrai représentant de ce peuple, qu’ils aimaient d’instinct, mais que jusqu’alors il ne leur avait pas été donné de connaître. Jusque-là, démocrates ardents, ils déploraient les souffrances de la classe ouvrière ; mais ils les croyaient inévitables, comme la gelée et l’orage. Grâce à lui, ils reconnurent que les maladies de la société, aussi bien que celles du corps, peuvent recevoir des remèdes, et que c’est le devoir de travailler à les guérir, au lieu de s’en lamenter ou de les adoucir par une charité toujours insuffisante. Jacques leur offrit sa recette, le socialisme. Il devint le professeur des professeurs, qui écoutèrent ses leçons, lurent ses brochures et ses livres, et en discutèrent avec lui.1

Portrait gravé de Victor Hugo d’après un buste d’Auguste Rodin, tiré de l’ouvrage, Victor Hugo, Cinq poèmes, Éditions d’art Édouard Pelletan. 1902. L’ouvrage est l’exemplaire de présent n°VII, imprimé pour Paul Meurice (1818-1905), qui en a fait présent à la Bibliothèque de l’université. université de Franche-Comté, BU Lettres, 10635. Emmanuel Laurent.

Cofondateur, mais surtout animateur de l’association, Édouard Droz donne ainsi corps à son engagement intellectuel, qui sera celui de toute une vie, à savoir servir la pensée de son maître, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1855). Né le 26 octobre 1855 à Besançon dans un milieu modeste, Édouard intègre l’école normale supérieure avant de réussir brillamment l’agrégation en 1877. Nommé professeur de lycée, il soutient ensuite sa thèse et devient maître de conférences à la faculté des lettres en 1885. Spécialiste de littérature latine, germaniste accompli, il publie une traduction de l’Histoire de la poésie latine jusqu’à la fin de la République d’Otto Riebeck2, avant de choisir d’enseigner la littérature philosophique française. Sa réputation dans l’université est telle qu’on lui offre une chaire au Collège de France. Mais, fidèle à sa province, Droz ne quitte ni sa ville, ni ses étudiants.

C’est là qu’il peut affirmer pleinement son attachement au mutuellisme proudhonien et défendre le socialisme. Aussi actif dans les sociétés savantes locales que dans les grandes revues nationales, il est un véritable militant engagé dans la formation des instituteurs de l’école normale et, surtout, dans le développement de l’Université populaire. Il s’agit d’apprendre à penser par soi-même afin de « devenir meilleur et plus juste3». La vraie révolution viendra d’un peuple instruit qui a appris l’égalité et la justice de ses pères, à commencer par Victor Hugo. La fête du centenaire de ce dernier, les 26, 27 février et 1er mars 1902, est grandiose et l’Université populaire y joue le rôle majeur. Édouard rappelle la vie de l’Illustre, « apôtre de la paix, défenseur des humbles, vengeur des opprimés, ennemi des tyrans, partisan des États-Unis d’Europe ». La mise en scène est confiée à un poète et artiste parisien, proudhonien convaincu et ami proche, Maurice Bouchor. On chante la patrie et les libertés, les enfants reprenant la cantate écrite par Éd. Droz sur une musique d’Émile Ratez, tandis que la fête se clôt par un grand banquet de trois cents couverts. Les 25 et 26 juin 1904, Charles Fourier (1772-1837) et Pierre-Joseph Proudhon sont, à leur tour, à l’honneur4. Deux mille participants assistent à la soirée avant un banquet qui réunit intellectuels et ouvriers.

L’Université populaire a d’abord pour mission d’élever le niveau général par des cours et des conférences. Durant les sept années que dure l’expérience, on enregistre 2 641 inscrits pour une population de 55 000 habitants. Parmi ces participants, on compte 40 % d’ouvriers et d’employés et même 50 %, si on ajoute les épouses (les femmes représentent 45 % des effectifs), 25 % de lycéens, d’étudiants et de professeurs. Le quart restant est constitué par la bourgeoisie locale, avec des commerçants aisés, des fonctionnaires d’autorité et quelques militaires, souvent gradés. Les ouvriers recensés appartiennent en réalité à une élite, celle de l’horlogerie.

Les près de 400 conférences et causeries données laissent voir un programme varié, mais de contenu académique. Le quart des enseignements concerne l’histoire, avec en première place les révolutions de 1789 et de 1848. Mais ce sont surtout les thèmes du socialisme et de l’histoire ouvrière qui reviennent régulièrement. La perspective est clairement militante : républicanisme, mais aussi internationalisme et pacifisme forment le socle des interventions. Édouard, farouche proudhonien, est l’exemple d’un républicain libéral, universitaire de renom, soucieux de conjuguer par l’éducation de tous liberté et solidarité.

Mais, en janvier 1907, le nouveau secrétaire de l’Université populaire, Émile Bugnon (1880-1963)5, professeur à l’école primaire supérieure, offre la direction de l’association à la Fédération ouvrière. Depuis deux ans, l’UP végétait et le sursaut attendu n’est pas venu, malgré tous les espoirs mis dans un nouveau secrétaire, un jeune agrégé d’histoire, Lucien Febvre (1878-1956). Si Édouard Droz s’est retiré en avançant des motifs familiaux, c’est aussi parce que le socialisme est en train de changer profondément. L’Université populaire s’est éteinte parce qu’elle n’a pas été la chose des ouvriers, et faute d’avoir tranché la double question de savoir quoi enseigner et dans quel but politique. Le 10 novembre 1908, la commission exécutive de l’UP, réunie à la bourse du travail, décide la dissolution de l’association. Même à Besançon, ce n’est plus vers Proudhon que l’on se tourne pour changer le monde lorsqu’on est ouvrier. Édouard Droz publie une biographie de Proudhon en 1909. Il décède le 8 avril 1923.


Notes :
1 – Édouard Droz, Au Petit-Battant : Scènes de la vie populaire en province, Paris, G. Bellais, 1905, p. 127-128. [Rééd. Cêtre, 1983]. 2 – Gaston Bordet, À propos de Proudhon. Correspondance de Georges Sorel et Édouard Berth avec Édouard Droz, Mil neuf cent, no 10, p. 137-163. L’article s’ouvre par un portrait d’Édouard Droz. 3 – Le Petit Comtois, 11 janvier 1900. 4 -« De tous les maîtres le grand maître / Serait-ce un Parisien peut-être ? / Un Lyonnais ? Un Marseillais ? Non ! / C’est un Bousbot, notre Proudhon ! / Vous cloches de la Madeleine / Et nous copains à perdre haleine / Chantons la gloire du quartier, / Chantons le fils du tonnelier / L’ouvrier, le savant, le frère / De ceux qui souffrent la misère / Fourier est né sur la Grande Rue / D’une famille plus cossue. / Et puis ? Tout un chacun pourtant / ne peut pas être de Battant ! / Puisqu’on dit qu’il fut un brave homme / Et qu’il est bisontin en somme, / Nous voulons aussi l’acclamer / Mais le Bousbot doit le primer. / C’est compris ? Y est-on vous autres ? / Quand nous dirons le nom du nôtre, / Nous élèverons tous le ton. / Vive Fourier, vive Proudhon ! », Extrait de l’Hommage des petits Bousbots à Proudhon et à Fourier, chœur pour voix de soprani avec accompagnement au piano, paroles d’Éd. Droz, 1904. NB : Un « Bousbot » est un habitant du quartier bisontin populaire de Battant, où est né Proudhon. 5 – Éd. Droz démissionne pour des raisons familiales et de santé, mais aussi vraisemblablement en raison de l’évolution idéologique de l’UP. Bibliographie
  • Jean Baptiste Victor Proudhon, Cours de législation et jurisprudence françaises, 2 vol., Besançon, Tissot, 1799 [nouv. éd. augm. Dijon, Bernard-Defay, 1809).
  • Alexandre Estignard, La Faculté de Droit et l’École centrale à Besançon, Paris / Besançon, J.-B. Dumoulin / J. Jacquin, 1867.
  • Huart, L’autobiographie du Doyen Proudhon, Besançon, Dodivers, 1880 [rééd. Paris, Hachette / Bnf, 2016].
 
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