Dans son manifeste Crise de l’objet (1936), André Breton accorde une place toute particulière aux objets mathématiques1 : “La pensée qui leur a donné naissance s’est portée, d’un élan on ne peut plus sûr, de l’abstrait au concret quand une partie de l’art contemporain (abstractivisme) s’obstine à prendre le sens inverse […]. Depuis qu’en les photographiant Man Ray, de ses mains extra-lucides, a porté ces objets presque inconnus jusqu’à nous, il ne nous reste plus qu’à les interpréter à notre guise pour nous les approprier”.
Mais quels sont ces objets que Max Ernst et Man Ray, puis Naum Gabo, Barbara Hepworth, Antoine Pevsner, Hiroshi Sugimoto, Henry Swift, Ruth Vollmer ont inscrits dans l’histoire de l’art ?
Cyclides anneaux avec courbes d’intersection de plans bitangents. université de Franche-Comté, Laboratoire de mathématiques de Besançon. Marc Le Mené.
En 2013, Maryse Graner, alors directrice de la communication de l’université, revit la fascination qu’ils exercent en découvrant des exemplaires de ces objets au laboratoire de mathématiques de Besançon (LmB). Elle contacte Emmanuel Guigon, alors directeur des musées du Centre, qui les expose dans le cabinet des curiosités du musée du Temps ; un catalogue, paru en 2014, leur est consacré, où les photographies de Marc Le Mené et l’inventaire réalisé par Stefan Neuwirth leur redonnent leur puissance visuelle et mathématique[2]. Depuis, ils sont régulièrement montrés, accompagnés d’une série de panneaux conçus en collaboration avec Lucie Vidal et Marion Plathey du service sciences, arts, culture, ainsi que de livres anciens de la bibliothèque universitaire Claude-Oytana. En 2022, la collection s’enrichit encore par la découverte de cartons oubliés dans un placard, et les objets de fils tendus sur cadres de laiton sont restaurés par Bernard Oriat.
Surface quartique réglée avec deux droites doubles sans point-pince-réel. université de Franche-Comté, Laboratoire de mathématiques de Besançon. Marc Le Mené.
Ces objets sont en fait des modèles de surfaces mathématiques étudiées et classifiées au xixe siècle. Les représenter dans une matière concrète comme le plâtre ou des fils tendus a signifié pour plusieurs générations de mathématiciens comprendre le rapport qu’entretient leur forme géométrique avec leur présentation algébrique, ainsi qu’avec leurs propriétés différentielles comme leur courbure et leurs singularités ; il s’agissait aussi de voir les fonctions d’une variable complexe. Ils constituaient autant l’aboutissement de recherches mathématiques que des outils de démonstration. Les modèles étaient principalement édités par des maisons allemandes et commercialisés sur catalogue par les librairies ; ceux de Besançon sont des moulages en plâtre ou faits de fils.
Surface hélicoïdale de courbure constante négative (surface de Dini). université de Franche-Comté, Laboratoire de mathématiques de Besançon. Marc Le Mené.
Au début du xxe siècle, les modèles sont passés de mode. Ils ont même été considérés comme des obstacles au progrès mathématique : ils ont généralement été remisés dans des placards, puis oubliés. Les nôtres ont traversé le temps en bénéficiant de la protection de l’institut de chronométrie dans les locaux de l’école d’horlogerie, puis du laboratoire de mécanique rationnelle, jusqu’à sa fusion avec le LmB. La présence d’une collection de modèles à Besançon dans un bon état de conservation est donc exceptionnelle pour la France ; hormis Paris, c’est aussi le cas de Clermont-Ferrand. Nos modèles ont tous été édités par Ludwig Brill à Darmstadt en Allemagne et achetés entre 1877 et 1886 par les titulaires de la chaire de mécanique, en particulier Gabriel Koenigs et Jules Molk, à l’aide d’un financement ministériel pour la constitution de collections.