L’affaire Mathiot-Rapiné, au cœur de la Guerre d’Algérie

Jean Vigreux

En plein cœur de la Guerre d’Algérie, alors que le gouvernement de Guy Mollet vient d’envoyer le contingent pour combattre le FLN, une jeune étudiante, qui a pris fait et cause pour le peuple algérien, est devenue « porteuse de valises »1. Il s’agit de Francine Rapiné, responsable de la Jeunesse étudiante catholique (JEC) féminine à Belfort et membre de l’Association générale des étudiants de Besançon2. Elle est arrêtée le 11 décembre 1957 pour atteinte à la sécurité de l’État.

L’étudiante Francine Rapiné et le pasteur Étienne Mathiot convoqués chez le juge d’instruction (palais de justice de Besançon) après leur arrestation. L’Est Républicain, 19 décembre 1957. L’Est républicain.

Comment une jeune femme peut-elle être impliquée dans une telle affaire ? Son procès, qui a lieu en mars 1958 à Besançon, permet de comprendre les logiques à l’œuvre. Suivi par la presse nationale, mais aussi avec des témoins de renom comme le pasteur Westphal, vice-président de la fédération protestante de France, André Philip, ancien ministre et député socialiste, André Mandouze, ancien recteur d’Alger et alors recteur de l’académie de Strasbourg, ou encore le jeune philosophe Paul Ricœur, le procès montre comment le pays est bouleversé par les « événements d’Algérie ». Alors que chaque foyer est touché par l’envoi d’un jeune qui est parti combattre, certains osent dénoncer la guerre et surtout des méthodes contraires aux idéaux fondateurs de la République3. À Besançon, Fr. Rapiné obtient les soutiens de nombreux enseignants, à défaut de celui de l’Église, mais aussi de figures du barreau franc-comtois comme Me Kohler, dirigeant du parti radical et adjoint au maire de la ville. Il plaide l’acquittement en soulignant avec force et conviction que la jeune étudiante reste fidèle à ses valeurs chrétiennes, refusant la torture et le colonialisme. Ainsi, le milieu étudiant est mobilisé par les débats sur l’Algérie4. Lors de son arrestation, d’autres militants sont aussi inquiétés : Mohamed Ben Abderrahamane, étudiant en médecine, qui poursuit ses études à Genève, ancien secrétaire de l’Union générale des étudiants musulmans algériens, et le pasteur Étienne Mathiot. Ils sont accusés d’avoir aidé activement Laouedj Salah, dit Si Ali, responsable du FLN pour le Nord-Est de la France, et surtout de l’avoir exfiltré en Suisse. Face à cet acte, le procureur demande la plus grande fermeté. Fr. Rapiné est condamnée à trois ans de prison5, le pasteur Mathiot à huit mois et Ben Abderrahamane à trois mois.

Ce verdict fait consensus, du sommet de l’État à la cité bisontine. On mesure les rapports de force à l’œuvre. Le monde colonial est accepté tant dans l’Église catholique bisontine, dorénavant dirigée par Mgr Dubois, favorable à l’Algérie française, qu’à la mairie, tenue par le socialiste Jean Minjoz, nommé en 1956 secrétaire d’État dans le gouvernement de Guy Mollet. Au moment de l’arrestation et du procès, alors que les premiers cercueils de soldats tombés en Algérie arrivent en France, soutenir le FLN est perçu comme une trahison. L’Aurore insiste sur « l’aveuglement de Francine Rapiné [qui] l’a entraînée bien loin ». Toutefois, les colonnes du Monde6, de La Croix ou de L’Humanité proposent une autre lecture de son engagement. Il s’agit de défendre le milieu étudiant de l’UNEF de Besançon, alors aux mains de la tendance minoritaire (« Mino ») dont le militantisme dépasse largement l’animation folklorique des soirées étudiantes, voulant peser sur la Cité, menant à des alliances parfois considérées comme improbables entre chrétiens et communistes. Fr. Rapiné est elle-même proche du jeune communiste tunisien Nourredine Bouarroudj. Elle est alors la représentante d’un courant minoritaire et radical, mais soutenu activement par la JEC et l’Association générale des étudiants de Besançon (AGEB), dirigée par Jean Ponçot, qui milite pour obtenir l’amélioration de ses conditions d’incarcération et sa libération. Grâce à l’intervention de Geneviève Anthonioz de Gaulle, Fr. Rapiné est graciée le 25 mai 1959, bénéficiant de la rencontre entre deux générations : celle qui a lutté contre les nazis et celle qui dénonce l’ordre colonial. Francine Rapiné est amnistiée en 1966.

Notes :
1 – Notice adaptée de celle donnée par l’auteur pour l’Histoire de la Bourgogne Franche-Comté (collectif), à paraître chez Silvana Editoriale. 2 – Jean Charles, « Notice Rapiné Francine (épouse Fleury) », Le Maitron [en ligne]. Accès internet : https://maitron.fr/spip.php?article143188, version mise en ligne le 26 novembre 2012, dernière modification le 29 novembre 2012. 3 – Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault, La France en Guerre, 1954-1962, Paris, Autrement, 2008. 4 – Bénédicte Ponçot, « L’engagement anticolonialiste précoce et intense des étudiants de Besançon », Vingtième siècle, 134, 2017, p. 85-99 et, plus largement, sa thèse : Bénédicte Ponçot,« Besançon à l’heure de la décolonisation de 1945 aux années 60 »,Thèse d’histoire contemporaine (Jean Vigreux dir.), université de Bourgogne, 2016. 5 – Francine Rapiné, « Mes 18 mois à la Butte », La Maison du peuple de Besançon et de la mémoire ouvrière, février 2015. 6 –Le Monde, 10 mars 1958 (compte rendu du procès par B. Poirot-Delpech).
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